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De Donald Rumsfeld à Petit Gibus: Comprendre et gérer le risque et l’incertitude en cours de projet

17 juin 2019

Comprendre et gérer le risque et l’incertitude en cours de projet

«Il n’y a pas de ‘connus’. Il y a des ‘connus connus’, soit des choses que nous savons que nous savons. Il y a des ‘inconnus connus’; ce qui veut dire qu’il y a des choses que nous savons que nous ne savons pas. Mais il y a aussi les ‘inconnus inconnus’: ces choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas. Alors, quand nous faisons de notre mieux pour mettre toute cette information ensemble, et quand nous disons: ‘eh bien, c’est à peu près comment nous voyons la situation’, en réalité il s’agit seulement des ‘connus connus’ et des ‘inconnus connus’. Et chaque année, nous découvrons un peu plus de ces ‘inconnus inconnus’.» (1)

Donald Rumsfeld, Secrétaire à la Défense des États-Unis
Lors d’une rencontre des ministres de la défense de l’OTAN, juin 2002

Lorsque Donald Rumsfeld a fait cette déclaration, nombre de journalistes et de commentateurs de nouvelles étaient sous le choc. Pour la plupart ils ne comprenaient pas les propos de M. Rumsfeld et se questionnaient même sur sa santé. Cependant, ceux qui sont familiers avec le jargon de la gestion des risques de projet, telle qu’elle est présentée par le Project Management Institute (PMI), auront compris que M. Rumsfeld parlait des différents types de risques auxquels nous faisons face dans la vie de tous les jours. Il utilisait même la nomenclature du Guide de Gestion des Risques de Projets publié par le PMI (2).

Mais à l’époque, cela n’a aidé en rien la clarté de ses propos pour le commun des mortels, pas plus que ça ne le fait aujourd’hui, même pour des gestionnaires avertis. Sans compter que la nomenclature du PMI est elle-même loin d’être limpide et ne permet pas d’avoir une vision très claire de ce qu’est un risque de projet (ou d’entreprise). Pourtant, depuis 1992 (date de publication du guide du PMI), globalisation et complexité subséquente obligent, plusieurs auteurs et gestionnaires se sont penchés sur la nature de la certitude, de l’incertitude et de ce qu’est un risque dans tout ça.

Dans leur excellent article Managing Project Uncertainty: From Variation to Chaos (3), DeMayer, Loch et Pich ont fait le ménage du domaine de l’incertitude en gestion de projet, reflétant fidèlement (sauf pour les termes utilisés, malheureusement) les quatre niveaux d’incertitude vécus par les entreprises d’aujourd’hui pour l’ensemble de leurs activités, tels que décrits par Courtney, Kirkland et Viguerie en 1997 dans le Harvard Business Review (4). Cet article a fait fureur à l’époque et conditionne maintenant le vocabulaire utilisé par les dirigeants de nos entreprises dans leur planification stratégique, d’où la nécessité de faire le lien entre les propos de DeMayer et al. et ceux de Courtney, et al. si on veut que gestionnaires de projets et chefs d’entreprises se comprennent.

Le Tableau 1 intègre ces différentes nomenclatures du risque, allant de l’approche du PMI («RMH» dans le tableau) et de notre M. Rumsfeld à celle de Courtney et al. («CKV» dans le tableau), en passant par DeMayer et al. («MLP» dans les tableaux). Ce tableau inclut trois éléments de comparaison supplémentaires, soit:

  • Une référence à un texte français de Pierre F. Gonod , grand spécialiste européen de la Prospective et de l’Incertitude, Penser l’incertitude (5), histoire que vous puissiez aussi vous retrouver dans la littérature européenne.
  • Une explication en terme de «probabilité» de ce que ces quatre niveaux (ou types ou «levels») peuvent bien dire. Le «qualitatif» réfère à notre connaissance de la nature de l’incertitude, alors que le «quantitatif» indique l’envergure de cette incertitude si elle se matérialise en événement réel.
  • Enfin, une synthèse qui confirme la nature de ce qu’est un risque, i.e. une incertitude PRÉVISIBLE. Contrairement aux interprétations faites par plusieurs sur la nature du risque, celui-ci est nécessairement un inconnu (une incertitude) et un inconnu qui est prévisible, donc un inconnu connu. Quelque chose qu’on ne peut prévoir ne peut être un risque. Un risque est quelque chose qu’on peut prédire jusqu’à un certain point et sur lequel on peut agir directement; on ne peut agir directement sur l’imprévisible. Il faut aussi comprendre qu’une incertitude prévisible n’est pas nécessairement un risque, ça peut aussi être une occasion (opportunity), quelque chose de positif; ceci va à l’encontre de la définition du PMI (PMBoK) qui dit qu’un risque peut aussi bien avoir un impact positif que négatif, ce qui crée plus de confusion qu’autre chose. Un risque, c’est du négatif; le positif, ça s’appelle une opportunité (et OUI on peut changer un risque en occasion et une occasion peut aussi inclure sa part de risques… vous suivez ??).

Tableau 1 – Le langage et la nature de l’incertitude.

Mais pourquoi faire un plat avec l’incertitude et ses divers niveaux? C’est qu’ils existent tous à divers niveaux dans nos projets et nos entreprises et que, selon la situation, l’incertitude ne peut se gérer de la même façon, avec les mêmes outils. Dans leur article Managing Project Uncertainty: From Variation to Chaos, DeMayer et al. présentent d’ailleurs une discussion exhaustive des différents enjeux de chacun des quatre niveaux d’incertitude, incluant des exemples de projets, et suggèrent les outils et les approches de gestion à favoriser selon le cas. Ceux-ci sont résumés dans le Tableau 2. J’y ai ajouté certains éléments (ex. les simulations de type Monte Carlo) et recommandations de mon cru. Ce tableau ne rendant pas complètement justice à l’article de DeMayer et al., je vous invite à le lire et à vous délecter au passage des merveilleux exemples de projet qu’ils y présentent pour illustrer leur propos (notamment celui du développement du Viagra).

Tableau 2 – Gérer l’incertitude: des outils et des approches très variés.

Ceux qui ont assisté à la présentation sur la gestion des projets extrêmes du 7 mai 2003 au PMI-Montréal, reconnaîtront à la dernière ligne du Tableau 2 les deux visions du monde qui ont été présentés, soit la vision prédictive (cartésienne) et la vision adaptative-agile (chaordique). En fait, ce que le tableau suggère est que ces deux visions doivent coexister dans une entreprise ou sur un projet si on veut gérer proactivement l’incertitude qui caractérise la situation. Certes, plus on est dans le prévisible, plus une gestion basée sur la prédiction (planifier la réalisation et réaliser le plan) sera efficace. Cependant plus on est dans l’imprévisible, plus une gestion agile basée sur l’apprentissage continu (le modèle de l‘entreprise apprenante – the learning organization – de Peter Senge) sera de mise.

Note: Ceux qui n’ont pas pu assister à cette conférence peuvent en consulter une version abrégée sur le site du PMI-Montréal.

Mais que vient faire Petit Gibus dans tout ça ?

Je fais allusion dans le titre de cet article à deux personnages. Je vous ai parlé de Donald Rumsfeld et de son lien avec la gestion des risques, mais pas encore de Petit Gibus.

Petit Gibus est un personnage du film «La Guerre des Bouttons», réalisé par Yves Robert en 1961. Ceux qui ont vu ce film se rappelleront qu’il s’agit d’une savoureuse histoire de «gangs» d’enfants de la campagne française, qui se font la guerre et dans lequel les vainqueurs prennent tous les boutons du groupe défait dans les batailles. Petit Gibus, lui, perd entre autres les boutons de son pantalon, qui se retrouve conséquemment par terre. C’est alors qu’il dit cette phrase désormais célèbre ; «Si j’aurais su, j’aurais pas venu».

Mais, en réalité, même s’il savait, il n’avait jamais le choix. Il faisait partie de la «gang» et ne pouvait se défiler. Alors, tout comme Petit Gibus, nous ne pouvons pas prétendre ne pas savoir à quoi nous attendre de notre monde turbulent, complexe et se globalisant de plus en plus, ce monde dont l’incertitude est le propos de cet article. Tout comme lui, on n’a pas le choix de jouer; il n’existe pas d’autre jeu, pas d’autre monde. Et tout comme lui, on risque de perdre nos boutons (et autre chose) si on est mal préparé à faire face autant au prévisible qu’à l’imprévisible.

Pour en savoir plus …

De nombreux ouvrages ont été consacrés à la gestion du prévisible, …

notamment sur la gestion des risques de projet (peu sur la gestion des opportunités !!!). Parmi ceux-ci, très peu expliquent mieux les enjeux et les meilleures approches que le livre Waltzing With Bears: Managing Risks on Software Projects (6), de Tom DeMarco et Timothy Lister. Bien qu’il s’adresse au départ à un public TI (technologies de l’information et développement logiciel), son propos et son approche sont pertinents pour tous les projets.

Pour ce qui est de la gestion de l‘imprévisible, …

les ouvrages sur l’entreprise apprenante ne nous interpellent pas en ces termes. Les nombreux livres sur la complexité et le chaos parlent, pour leur part, plus du quoi et du pourquoi et nous laissent complètement dans le noir quant au comment. Un livre fait cependant exception: Managing the Unexpected: Assuring High Performance in an Age of Complexity (7), de Karl Weick et Kathlen Sutcliffe. Vous ne trouverez aucune mention du mot risque dans l’index; c’est qu’ils connaissent le domaine de leur sujet et savent très bien de quoi ils parlent. Les références d’ouvrages et d’articles sur les méthodes agiles que vous retrouverez dans la présentation sur la gestion des projets extrêmes disponible sur le site du PMI-Montréal (j’y explique aussi les approches de «timeboxing» et de «scrum») pourront aussi vous aider dans les situations de type/niveau 4 (incertitude imprévisible/gamme de futurs).

 

Notes et références :
(1) Traduction: Claude Emond. Texte original en anglais disponible sur ABC Newsline, Rumsfeld baffles press with ‘unknown unknowns’, 7 juin 2002
(2) Project and Program Risk Management: A Guide to Managing Project Risks and Opportunities, R. Max Wideman (editeur), Project Management Institute, Newtown Square, PA, 1992
(3) Managing Project Uncertainty: From Variation to Chaos, A. DeMayer, C.H. Loch et M.T. Pich , MIT Sloan Management Review, hiver 2002
(4) Strategy under uncertainty, H.G. Courtney, J. Kirkland et S.P. Viguerie, Harvard Business Review, novembre 1997 et The McKinsey Quarterly, décembre 2001. Voir aussi le livre de Courtney, 20/20 Foresight: Crafting Strategy in an Uncertain World, Harvard Business Press, 2001
(5) Penser l’incertitude de Pierre F. Gonod
(6) Waltzing With Bears: Managing Risks on Software Projects, T. DeMarco et T. Lister, Dorset House, 2003
(7) Managing the Unexpected: Assuring High Performance in an Age of Complexity, K.E. Weick etK.M. Sutcliffe, Jossey-Bass (Wiley), 2001

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